
Auditorium virtuel Claude Ballif
Les Valses distinguées sont un portrait musical d'un dandy sous trois angles : sa taille ; son pince-nez ; et ses jambes. Chaque pièce est préfacée par une citation classique et les partitions sont entrecoupées d'éloges ironiques de Satie au narcissisme du dandy. Le "Dandy blasé" éponyme de cette suite est presque certainement Ravel, dont le raffinement vestimentaire était bien connu à Paris, et la musique était le pied de nez de Satie aux populaires "Valses nobles et sentimentales" de Ravel. Briser les ponts et "fantocher" amis et collègues devinrent des habitudes bien ancrées dans les dernières années de la vie de Satie.
Les trois valses distinguées du précieux dégouté











.
.
.
.
.
.
.
.



Dandy, élégant, séducteur, à la mode : les adjectifs ne manquent pas pour définir Maurice Ravel. Ravel semblait compenser son physique chétif par une discipline vestimentaire dès plus strictes, chaque tissu, chaque motif, chaque accessoire faisant l’objet d’un examen minutieux avant de pouvoir être porté par son propriétaire : "Sa toilette est toujours très étudiée et il a un penchant pour les belles cravates dont le choix fait l’objet de discussions sans fin. Les chaussures, les pochettes l’inquiètent beaucoup", confie la pianiste Marguerite Long, une amie proche du compositeur. "On le vit, avec Erik Satie, en pardessus raglan, un jonc à manche recourbé suspendu à son avant-bras, coiffé d’un chapeau melon. On le vit, pendant une récréation des candidats au prix de Rome, en redingote et coiffé d’un Cronstadt. On le vit en costume noir et blanc, coiffé d’un canotier et toujours prolongé de sa canne – la canne est à la main ce que le sourire est aux lèvres. On le vit aussi, chez Alma Mahler, vêtu d’éclatant taffetas. Il posséda une robe de chambre noire brodée d’or et deux smokings, l’un à Paris et l’autre à Montfort-l’Amaury ", écrit Jean Echenoz dans Ravel, une biographie romancée dédiée à l’artiste.
Ravel est l'homme des paradoxes. Même au sommet de sa gloire, qui, en 1928, le mène pour une tournée jusqu'aux Etats-Unis, ce Basque élevé à Paris demeure une personnalité ambiguë. Affable mais discret. Pudique et ironique. Frêle et de petite taille, il n'a pourtant de cesse, pendant la guerre de 1914-1918, de rejoindre l'armée. Souvent taxé de grand bourgeois, il lit fidèlement le journal socialiste "Le Populaire". Fêté et célébré, il refuse la Légion d'honneur, alors Satie ne manquera pas de dire : "Ravel refuse la Légion d'honneur, mais toute sa musique l'accepte".
Ravel & Satie avaient peu en commun
Satie n'appréciait plus, depuis longtemps, que Ravel intègre à son programme les gymnopédies ; il était également irrité par l'affirmation de Ravel (qui se voulait un hommage) selon laquelle "Les Entretiens de la belle et de la bête", semblables à une valse, tirés de "Ma mère l'Oye", étaient "la quatrième Gymnopédie".
L'ouverture de "Son binocle" rappelle clairement (sans toutefois citer) les paysages sonores limpides des Gymnopédies mais dans un tempo plus rapide que Ravel lorsqu'il les jouait. Pour Ornella Volta, c'était la manière énigmatique de Satie de dire à Ravel "Tu ne sais rien de moi".
1. Sa Taille – pour Alexis Roland-Manuel
Ceux qui portent atteinte à la réputation ou à la fortune d'autrui plutôt que de renoncer à un mot d'esprit méritent un châtiment dégradant. Il fallait le dire, et je suis prêt à le dire. – La Bruyère , "Les Caractères"
​
Satie cite La Bruyère avec une pointe d'ironie, car il n'était jamais homme à renoncer à un trait d'esprit.
​
Le commentaire de la pièce montre le dandy fredonnant un air du XVe siècle en se regardant dans le miroir, confiant dans sa beauté et ses chances de séduire une dame de l'aristocratie ce soir-là.
Il passe un bras autour de sa taille dans un geste de suffisance triomphante. "N'est-ce pas écrit ainsi ?" demande le texte.
Lorsque son protégé Alexis Roland-Manuel (dédicataire de cette première pièce ) se rapprocha de Ravel après la guerre, Satie se sépara immédiatement de lui.
Le texte de sa taille
(il se regarde dans le miroir)
Il fredonne un air du XVe siècle.
Puis, il s'adresse un compliment tout rempli de mesure.
Qui osera dire qu'il n'est pas le plus beau ?
Son coeur n'est-il pas tendre ?
Il se prend par la taille.
C'est pour lui un ravissement.
Que dira la jolie marquise ?
Elle luttera, mais sera vaincue.
N'est-ce pas écrit ?
​
Les consignes musicales
Pas vite
chanté
Attendez
Plus lent
reprendre
rallentir un peu
Percez
Restez (un rien)
plus vif
droit devant vous
gommeux
sec
2. Son Binocle – pour Mademoiselle Linette Chalupt
Notre ancienne coutume interdisait aux jeunes pubères de se montrer nus dans les bains, et la pudeur s'est ainsi profondément enracinée dans nos âmes. – Cicéron , "De la République"
​
Dans la Grèce antique, le mot "gymnopédie" désignait la "jeunesse nue", et la citation de Cicéron sur les garçons aux bains nous ramène à l'histoire récente des Gymnopédies.
​
Le texte montre le dandy nettoyant son luxueux pince-nez, cadeau d'une belle femme ; il est désolé d'en avoir perdu l'étui. L'accent étant mis sur le pince-nez – que Satie portait partout, contrairement à Ravel –, on pourrait facilement supposer que Satie se moquait de lui-même. Et il serait également dans son élément de semer la confusion dans son esprit en semant la confusion dans l'esprit des autres et en trompant ses véritables intentions.
Le texte du binocle
Il le nettoie tous les jours.
C'est un binocle d'argent avec des verres en or fumé.
Il lui été donné par une belle Dame.
Se sont de beaux souvenirs! Mais...:
Une grande tristesse règne sur notre ami:
Il a perdu l'étui de ce binocle!
​
Les consignes musicales
Très lent, s'il vous plait
pliez doucement
Ne changez pas de physionomie
devenez pâle
dans le creux de l'estomac
ralentir et diminuer
m.g.
3. Ses Jambes – pour René Chalupt
La première préoccupation du propriétaire, lorsqu'il arrive à sa ferme, doit être de saluer les Pénates de sa maison ; puis, le même jour, s'il en a le temps, il doit faire le tour de sa propriété ; il doit voir dans quel état sont ses récoltes ; quels travaux ont été faits et lesquels ne l'ont pas été. – Caton , "De ne rustica"
​
Une ironie satiéenne plus marquée souligne le dicton de Caton sur les responsabilités du propriétaire terrien. C'était l'une des plaisanteries pince-sans-rire de Satie, notamment dans des écrits comme les Mémoires d'un amnésique , de faire allusion à ses "domaines" et à ses domestiques. Lorsque son vieil ami Georges Auriol lui demanda s'il vivait toujours à Arcueil , Satie répondit : "J'en ai bien peur… Je ne trouve pas d'endroit convenable à Paris. Il me faut quelque chose d'immense, vous comprenez… 30 pièces au moins… J'ai tellement d'idées à aménager ! "
Sans doute ces idées l'occupaient-elles l'esprit, assis dans son sordide studio, dessinant des images fantaisistes de châteaux sur de minuscules bouts de papier.
Pendant ce temps, un petit poème absurde en prose nous raconte l'engouement du dandy pour ses propres jambes. Le soir, elles sont vêtues de noir et ne dansent que les plus belles danses. Il les embrasse et les passe autour de son cou, mais ses jambes lui en veulent de ne pas pouvoir les porter sous son bras. Le dandy refuse d'acheter des guêtres , les comparant à "une prison".
Le texte des jambes
Il en est très fier.
Elles ne dansent que des danses de choix.
Ce sont de belles jambes plates.
Le soir, elles sont vêtues de noir.
Il veut les porter sous son bras.
Elles glissent, toutes mélancoliques.
Les voici indignées, très en colère.
Souvent, il les embrasse et les met à son cou.
Combien il est bon pour elles !
Energiquement, il refuse d'acheter des jambières.
Une prison! dit-il.​​
​Les consignes musicales
Déterminé
des deux mains
rebondissez sommairement
Ne toussez pas
remuez-vous
continuez, sans perdre connaissance
Guy Sacre classe pour sa part "Les Trois Valses distinguées du précieux dégoûté" au chapitre de "l'excellent Satie".
La partition est publiée par Rouart-Lerolle en 1916, et le cahier est créé la même année par le compositeur au piano, lors d'une soirée "Lyre et Palette" à la salle Huyghens, le 19 novembre, lors d'une exposition d'art africain et moderne parrainée par la Société Lyre et Palette ; des peintures de Matisse, Picasso, Modigliani et Kisling y étaient présentées.