
Auditorium virtuel Claude Ballif
Sonatine bureaucratique
Dernière entrée dans sa musique humoristique pour piano des années 1910, c'est la seule parodie à grande échelle d'une œuvre musicale de Satie : la Sonatine Op. 36 N° 1 (1797) de Muzio Clementi. Les réinterprétations modernes et irrévérencieuses de la musique du XVIIIe siècle par Satie dans ce petit pastiche ont été saluées comme un précurseur notable du néoclassicisme , une tendance qui allait dominer la musique de salle de concert occidentale dans les années de l'entre-deux-guerres.


D'après l'illustration du roman de Courteline "Messieurs les ronds de cuir", par le célèbre Louis Bombled (Dessin ici détourné & augmenté)
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Pour Guy Sacre, le texte est "ubuesque & courtelinesque à la fois"
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La sonatine de Satie, plus courte que son modèle chez Clementi, est composée en juillet 1917 et publiée la même année. La composition est constituée de trois petits mouvements, dont le dernier expose certains pseudo-développements : les motifs de la première moitié de ce mouvement sont réarrangés dans une autre séquence comme "section de développement", ou plutôt comme imitation de développement.
D'un point de vue formel, la sonatine est la composition néoclassique la plus explicite de Satie . C'est l'une des compositions pour piano exceptionnelles qu'il a écrites avec des mesures , ce qu'il n'aurait probablement pas fait s'il n'avait pas fait explicitement référence au classicisme.
Que Satie veuille écrire une composition dans le style néo-classique, quelques mois après le succès de scandale de Parade, n'est pas si surprenant : Satie était en bons termes avec Igor Stravinsky depuis 1911 et après son propre succès de scandale avec Le Sacre du printemps en 1913 (créé avec le même Ballets russes que Parade), il s'est également orienté vers le néoclassicisme – bien que pour Stravinsky ne fasse pas de composition distincte néoclassique, avant la sonatine de Satie.
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La partition est pleine de remarques amusantes — "texte, ubuesque et courtelinesque à la fois", dit Guy Sacre — décrivant le quotidien ennuyeux d’un fonctionnaire. Par exemple, le dernier mouvement appelé "Vivache", au lieu de l'original Vivace. Satie pratique au moins l'auto-dérision : le sourd muet de Basse-Bretagne, prétendument "air péruvien" qui constitue le premier thème du dernier mouvement, est Satie lui-même. La sonatine peut aussi être vue comme la composition avec laquelle Satie a conclu sa série de trois compositions "humoristiques" pour piano, qu'il avait commencée en 1911.
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"Je chie sur l'Art qui m'a trop
souvent coupé en deux !"
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Satie a dédié la Sonatine bureaucratique "avec amitié" à la jeune pianiste talentueuse Juliette Méerovitch (1896-1920), qui en donna la première représentation publique à la salle Huyghens à Paris le 1er décembre 1917. Élève d'Alfred Cortot, Méerovitch remporta le premier prix de piano au Conservatoire de Paris en 1911 et fut une ardente défenseure de la musique française moderne. Elle avait déjà fait équipe avec Satie pour la première en concert de son ballet Parade dans sa version pour piano à quatre mains en juillet 1917, le même mois où il écrivit sa sonatine.
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L'éloignement amer de Satie avec son ami de longue date Claude Debussy, et la mort de ce dernier qui s'ensuivit ; et l'achèvement de l'œuvre qu'il croyait représenter le meilleur de lui-même : le drame symphonique "Socrate" (1918). Ridiculisé par la presse française et accablé par une pauvreté chronique, Satie tomba dans un état dépressif qui atteignit son point culminant en août 1918, lorsqu'il écrivit à Valentine Hugo : "Je chie sur l'Art, il m'a trop souvent coupé en deux ".
Il rompt ensuite avec le groupe de musiciens des Nouveaux jeunes qu'il vient de fonder, ce qui ouvre la voie à leur regroupement ultérieur sous le nom de Les Six. À l'été 1919, son énergie créatrice s'est ravivée, même si son moral reste morose : "J'ai beaucoup changé ces derniers mois", confie-t-il à la chanteuse Paulette Darty ; "Je deviens très sérieux... trop sérieux, même".
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1er mouvement : Allegro (texte chanté)
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​​Voilà c'est parti.
Il va gaiement à son bureau en se "gavillant".
Contenu, il hoche la tête.
Il aime une jolie dame très élégante.
Il aime aussi son porte-plume, ses manches
en lustrine verte et sa calotte chinoise.
Il fait de grandes enjambées ; se précipiter
dans l'escalier qu'il monte sur son dos.
Quel coup de vent !
Assis dans son fauteuil il est heureux, et le fait voir.
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"Les paroles écrites sur des thèmes empruntés à Clementi.
Un simple prêt, pas plus...
Il ne faut voir là qu'une boutade - toute petite.
Oui... Elle ne veut nullement attendre à la
réputation et à l'honorabilité dudit Clementi" . ​
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2ème mouvement : Andante (texte chanté)
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Il réfléchit à son avancement.
Peut-être aura-t-il de l'augmentation sans avoir besoin d'avancer.
Il compte déménager au prochain terme.
Il s'agit d'un appartement en vue.
Pourvu qu'il avance ou augmente !
Nouvelle chanson sur l'avancement.
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3ème mouvement : Vivache (texte chanté)
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​​Il chantonne un vieil air péruvien qu'il a
recueillez en Basse-Bretagne chez un sourd-muet.
Un piano voisin joue du Clementi.
Combien cela est triste.
Il ose valser ! (Lui, pas le piano)
Tout cela est bien triste.
Le piano reprend son travail.
Notre ami s'interroge avec bienveillance.
L'air froid péruvien lui remonte à la tête.
Le piano continue.
Hélas ! Il faut quitter son bureau, son bon bureau.
Du courage : partons dit-il.
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