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Aldo Ciccolini, la première intégrale discographique de Satie 

"J’ai eu la chance d’être le premier à enregistrer l’intégrale des œuvres d’Erik Satie, ça a été une prise de contact directe avec un personnage que j’ai tout d’abord admiré musicalement et ensuite admiré en tant qu’homme…Erik Satie est une plateforme à partir de laquelle, je ne crains pas de dire que la musique moderne mondiale est née, c’est le plus grand musicien de ce siècle."

Erik Satie était encore un compositeur assez mal considéré en France, contrairement à ses contemporains, quand j'ai enregistré entre 1963 et 1970 l'ensemble de sa musique pour piano.
Pour moi, il est comme un prophète...Ils ne sont pas toujours pris au sérieux les prophètes ! Sous une apparence de blagueur, il a écrit des choses sérieuses, Poulenc, Debussy, Ravel et même Stravinsky lui doivent pas mal, une certaine atmosphère. Aux USA, Satie est une figure emblématique, un peu comme un vieux monsieur indigne qui propose des choses saugrenues. On y découvre des gens qui portent des tee-shirts avec “I love Satie” et même un jour, dans une ville, j’ai trouvé l’un de mes disques Satie dans un jukebox...Je n'ai jamais vu un tel engouement du grand public pour un compositeur de cette époque.

 

Ses compositions pour piano participent toutes (graves ou burlesques) à une esthétique du dénuement qui en font d'étranges objets sonores. Cette « manière Satie » sous-tend les différents styles qu'il devait adopter au gré de ses humeurs, au hasard de ses rencontres. Il y a chez Satie, comme chez Picasso, un certain nombre de périodes marquées chacune d'une inspiration dominante.  

Il a fallu tout le talent d'Aldo Ciccolini pour soulever le génie et la poésie des œuvres de celui qui fut le premier compositeur minimaliste de l'histoire.


Mais n'oublions pas Jean-Joël Barbier qui grave lui aussi, en 1971-1972, l'intégrale de l’œuvre pour piano seul d'Érik Satie et dont le volume 4 est couronné par le Grand Prix de l'Académie Charles-Cros du disque français.

 
Il faut noter que l'"Intégrale" de Jean-Joël Barbier ne retient que les œuvres publiées du vivant de Satie et exclut les pièces posthumes et les ajouts de Robert Caby ; les pièces à quatre mains sont jouées avec Jean Wiener.

Aldo Ciccolini, un ange du piano a gagné ses ailes

Avant que Menahem Pressler (91 ans) ne revienne sur le devant de la scène, Aldo Ciccolini a longtemps été considéré comme le doyen des grands pianistes en activité. Mort à 89 ans dans sa maison d'Asnières, il semblait immortel, tant il donnait encore des programmes de jeune homme avec un corps de vieillard et des yeux d'enfant malicieux.

Imprégné de sagesse orientale, il était athée mais parlait de sa mission de musicien avec les mots d'un curé de campagne qui transmet la lumière à ses frères humains. Il avait remplacé Dieu par la musique et de jeunes musiciens venaient de très loin pour écouter ses oracles. Il jouait du piano comme un ange mais n'en tirait aucun orgueil. Il interrogeait inlassablement le texte sacré de la partition avec la foi d'un penseur hassidique et partageait le fruit de ses recherches avec le désintéressement d'un guérisseur tibétain. Il était passionné par la science et considérait les grands savants comme des saints. La vue d'une fleur, d'un oiseau ou d'une fourmi qui transportait sa pitance avec courage le plongeait dans une rêverie émerveillée.


Né à Naples en 1925, il avait cinq ans quand son père, marquis de Macerata et typographe, lui a demandé: "tu aimes le piano, mais es-tu prêt à sacrifier ta vie pour lui ?" L'enfant a répondu oui sans l'ombre d'une hésitation. Doté de "moyens indécents", élève de Paolo Denza (disciple de Busoni), Aldo Ciccolini a travaillé comme un moine médiéval et jouait chaque matin la fugue de la Sonate Hammerklavier de Beethoven, son office des matines à lui. La découverte du Parsifal de Wagner au teatro San Carlo de Naples l'a submergé d'émotion. Jusqu'à un âge avancé, il ne pouvait écouter cette musique sans demeurer interdit, frappé par tant de beauté. 

 

"Sans la musique, j'aurais probablement mis fin à mes jours", m'a-t-il confié un jour. La découverte de son homosexualité l'a mis au ban de toute la bonne société napolitaine. Hypersensible, beau comme un demi-dieu grec et renié par les siens, il n'entrevoyait pas d'autre solution que le suicide.

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Sa victoire au Concours Long-Thibaud en 1949, à 24 ans, l'a sauvé. Il s'est installé à Paris, a travaillé avec Alfred Cortot, Yves Nat, a rencontré Cocteau, Gide, Mauriac et est devenu l'un des plus grands pianistes de son temps.

En guise de reconnaissance envers sa nouvelle patrie, il a enregistré pour EMI des compositeurs qui n'intéressaient pas le public français à cette époque: Satie, Massenet, Saint-Saëns ou encore Déodat de Séverac.

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Il a joué sous la direction de Furtwängler en Allemagne, de Mitropoulos en Amérique, a accompagné la soprano Elisabeth Schwarzkopf, le violoniste Jacques Thibaud et a effectué une grande carrière de soliste international. Accueillant les triomphes dans de prestigieuses capitales avec une humilité désarmante et jouant parfois devant des salles de cinq personnes, dans de petites villes, avec la même simplicité: "montez sur scène, venez autour du piano, on sera mieux pour partager la musique."

Quand Jacques Duhamel lui proposa de prendre la succession de Monique Hass au Conservatoire de Paris, il accueillit la proposition avec joie. Sa seule exigence: que ses élèves le tutoient et l'appellent Aldo. Nicholas Angelich et Jean-Yves Thibaudet n'ont pas de mots assez tendres et assez forts pour dire tout ce qu'ils lui doivent.

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Aldo Ciccolini a joué Mozart, Chopin, Debussy ou encore Satie avec une sensibilité et une intégrité incomparables. Mais c'est peut-être dans Liszt qu'il a donné le meilleur de son talent, jouant les Harmonies poétiques et religieuses ou les Années de pèlerinage avec une profondeur de son et une pureté d'âme dignes d'un grand Rembrandt.

Tous ceux qui ont connu ce prophète du piano, ce berger de la musique, ne parviennent pas à être tristes. Ils savent que son amour réside au fond de leur cœur pour toujours.

 

Olivier Bellamy
Journaliste, auteur et animateur de l'émission de radio
Passion Classique

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