
Auditorium virtuel Claude Ballif
La petite fille aux grands yeux verts

...En une nuit, on a vu que Cendrars et Satie font des rencontres multiples avec le Tout-Paris de l’époque. Oui ! Mais pas seulement. Ils discutent aussi avec des Russes blancs, un allumeur de réverbères, des anciens petits rats de l’Opéra, des gitans le tout dans une ambiance virevoltante.
Notons qu’une petite fille aux grands yeux verts croise aussi leur route. Qui est donc cette enfant ? Comment l’ont-ils approchée ?
Pour répondre à ces interrogations, il faut arriver à la fin de l’échappée nocturne, au moment où Cendrars fait monter son ami à son domicile dans le 6earrondissement. Pour cela, il leur faut grimper six étages bien pénibles, chose difficile lorsqu’on sait que le musicien est au stade final de la cirrhose. Le poète fait entrer le malade chez lui, c’est-à-dire dans sa chambre de bonne. Laissons Satie livrer ses impressions : "Partout, depuis l’entrée jusqu’au plafond mansardé, des livres et des plaquettes s’empilaient dans un équilibre précaire, apparemment sans aucune classification. (…) Il nota aussi des montagnes de lettres, de papiers administratifs, de notes manuscrites, de croquis froissés, de manuscrits biffés et annotés, de bristols, le tout recouvert d’une couche de poussière d’une épaisseur remarquable se rassemblant par endroits en moutons dessinant des excroissances légères et prêtes à s’envoler au moindre souffle".
Et la petite fille aux yeux verts ? me direz-vous. Eh bien, c’est encore Satie, l’inventeur de la métaphore, qui nous l’explique au sujet de l’expérience new-yorkaise du poète :
- "Vous étiez marié avec la petite fille aux grands yeux verts, voilà tout.
- Qu’est-ce que tu débloques, encore ?
- La petite fille aux grands yeux verts, c’est comme cela que je nomme ce que vous appelez, vous, la dèche. Je la connais bien, vous savez ? "
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Blaise Cendrars
Dès l'âge de 17 ans, il quitte la Suisse pour un long voyage en Russie puis, en 1911, il se rend à New York où il écrit son premier poème Les Pâques (qui deviendra Les Pâques à New York en 1919). Il le publie à Paris en 1912 sous le pseudonyme de Blaise Cendrars, qui fait allusion aux braises et aux cendres permettant la renaissance cyclique du phénix. Dès le début de la guerre de 1914-1918, il s'engage comme volontaire étranger dans l'armée française avant d'être versé dans la Légion étrangère. L'œuvre de Blaise Cendrars, poésie, romans, reportages et mémoires, est placée sous le signe du voyage, de l'aventure, de la découverte et de l'exaltation du monde moderne où l'imaginaire se mêle au réel de façon inextricable. Dans J'ai tué (1918), premier livre illustré par Fernand Léger, il écrit quelques-unes des pages les plus fortes et les plus dérangeantes qui aient été écrites sur la guerre : "...La tête est presque décollée. J'ai tué le Boche. J'étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J'ai frappé le premier. J'ai le sens de la réalité, moi, poète. J'ai agi. J'ai tué. Comme celui qui veut vivre". S'éloignant de Paris, il prend congé des milieux littéraires d'avant-garde (Dada, puis surréalisme).
La misère est, en effet, l’amie de toujours de nos deux artistes. Ces derniers n’ont jamais le sou vaillant pour vivre de leur travail. L’argent vient et part. Il sert à être dépensé. Et pourtant, ils n’en ont cure, étant tout dédiés à l’exercice de leur art. Ils connaissent tous deux les affres de la pauvreté qui se conjugue avec solitude et indifférence auxquelles s’ajoute l’humiliation qu’ils éprouvent face à leurs pairs qui, eux, ont su percer. Mystère de la création : pourquoi eux et pas moi ?
Dans ces conditions, les deux hommes se comprennent parfaitement. Rappelons que les jours du musicien sont comptés. Il reste à Cendrars une chose à accomplir pour apporter un dernier bonheur à son ami. Une dernière rencontre s’impose d’elle-même, à la gare d’Austerlitz, auprès d’un cheminot. Satie n’a jamais quitté Paris et sa banlieue. C’est un regret. Cendrars obtient l’autorisation de placer le fauteuil de Satie dans la locomotive du Paris-Bordeaux. Le musicien profite de ce bonheur qu’il sait être le dernier. Il confie à son ami une tâche à mener à son décès. Une clé lui est remise.
Tout à son bonheur, le musicien s’abîme dans le défilé du paysage :
"Alors semblant subitement libéré d’un poids insupportable, Erik Satie se retourna vers la campagne baignée de soleil et embrassa avec un rire d’enfant le monde qui courait à sa rencontre".
C'est la métaphore poétique qu'utilisait Satie
pour désigner la misère, la "Dèche"...
"...J’ai tenté plusieurs fois l’aventure, mais chaque fois Erik Satie ne répondait pas à mes appels, pas plus qu’il n’a jamais ouvert la porte à personne de son vivant, l’homme au cul-de-poule et au parapluie, le bon maître et chef d’école, le plus grand musicien français, le plus moderne, le seul musicien dont on n’est pas obligé d’écouter la « musique d’ameublement » en se tenant la tête entre les mains, membre du parti communiste à une époque où aucun artiste d’avant-garde n’en faisait encore partie, le chef de l’orphéon d’Arcueil-Cachan, défendant farouchement son indépendance vis-à-vis de ses amis et des importuns de Paris, pas snob pour un sou, comme Cézanne ayant horreur qu’on veuille lui mettre le grappin dessus, à son âge mûr comme au temps de sa jeunesse, quand il tenait le piano au Chat Noir, toujours prêt à épater le bourgeois, et chaque fois, je m’en retournais, non pas déçu, mais amusé par cette mentalité typique de banlieusard, et je m’en revenais sur mes pas en flânant, m’engageant dans de nouvelles sentes mal tracées à travers des jardinets qui descendaient jusqu’à la Bièvre et, sur l’autre rive, dans de nouvelles rues et des avenues à moitié construites, bordées de pavillons qui me menaient à la Gare de Gentilly où je prenais le train pour rentrer et débarquer Gare du Luxembourg, et j’étais sûr de rencontrer Satie à proximité et de passer la nuit avec lui, à la terrasse d’une brasserie du Boul’ Mich’ ou de Montparnasse".
Blaise Cendrars parle d'Erik Satie, dans son livre "La banlieue de Paris"

Ils ont dessiné Satie
Rusiñol Picasso Valadon Picabia Cocteau Signac Hugo Lariono Magritte Frueh Desboutin...







Portrait de Satie par Yves Renaud & autoportrait d'Erik Satie
Dans les profondeurs obscures des grottes préhistoriques, dans les abominables camps d'extermination ou dans la solitude sordide d'une chambre sans chauffage, sous le regard de la petite fille aux grands yeux verts, l'homme a toujours su immortaliser, par le dessin, son existence et sa perception du monde. Certes l'IA va bouleverser notre humanité mais le dessin continuera à jouer un rôle central, déterminant même dans notre culture, il restera éternellement ancré dans notre patrimoine et dans nos envies.
Par l'économie de moyen à mettre en œuvre, Satie plaçait le dessin au dessus de toute autre forme d'expression. De petits formats, faits sur un coin d'une table, un verre d'absinthe à la main, le binocle au bout du nez...c'était pour lui un moment de plaisir à l'état pur, que la musique par fois ne lui procurait plus. Les dessins de ses amis Picasso et Rusiñol le touchaient particulièrement par leur puissance et leur simplicité.
Sur un coin de table
Orphelin de l’amour, de la religion, puis plus tard de l’Art, Satie a rejeté cette violence
ancrée en lui par une tendresse enfantine moderne et géniale qui tourne sur elle-même en un bouclier
protecteur. A l'exemple des armures et châteaux forts que Satie aura dessiné toute sa vie.
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"C’est la tendresse même les gymnopédies" disait Germaine Tailleferre. Debussy ajoutait "C’est un musicien médiéval, doux égaré dans ce siècle".
Satie retrouvera également en 1908 son enfance perdue avec son amour pour les tout-petits avec la participation à la fondation du patronage laïque municipal d’Arcueil pour soustraire les enfants « à partir de 6 ans des dangers de la rue ». (La Banlieue d’Erik Satie Ornella Volta Edition Macadam 1999 p. 51)
Mme Volta poursuit en précisant que si Satie apprécie la compagnie des enfants, c’est parce que disait-il "les enfants aiment les choses nouvelles. Ce n’est qu’avec l’âge de raison qu’ils perdent ce gout de nouveauté… tout petit l’enfant observe l’Homme et il le connaît". C’est précisément parce qu’il se place du point de vue des enfants que Satie parle de "l’Homme, ce pauvre être mis sur terre pour embêter les autres hommes".
La saleté de sa petite fille aux grands yeux verts (nom qu’il donnait à sa pièce placard d’Arcueil, sans commodité, où nul n’a pénétré), ses accès d’humeur et parfois ses "caprices" pourraient s’expliquer comme le disait Roger Shattuck, critique littéraire américain, par cette "volonté de ne pas perdre son enfance de vue".
Jean-Pierre Armengaud, en parlant de sa modernité artistique et de la poésie de son "exil intérieur", nous met en garde dans sa biographie (Erik Satie Edition Fayard 2009) contre les interprétations psychanalytiques simplistes, "la nostalgie du ventre maternel, la permanence du stade oral, la névrose de la solitude et de la persécution que compenserait une sublimation par la simplicité, la chasteté, la fulgurance du langage et du trait d’esprit et l’abus d’explication (détournée) et de justification au moyen de textes incongrus".
Tous ces abandons qui ont jalonné son enfance ne le quitteront plus. Ils n’en finissent pas de tourner ces tourments et de revenir dans son inconscient comme les ogives de Notre Dame en brulant tout sur son passage…
A 21 ans, Eric Satie a mis en boule et déchiré ses vêtements dans un Autodafé expiatoire pour chasser l’abandon de sa famille, de la société, des institutions, du monde musical… pour mieux renaître EriK (avec un K). Il s’est alors fabriqué un personnage bouclier qui a revêtu une armure de songes innés, de silence, de pudeur, de chasteté, de simplicité.
Il a construit un refuge poétique intérieur qui se renouvelle au fur et à mesure par la recherche des gestes musicaux ancestraux, il a su magnifier ses traumas en les gnosant simplement dans le plus grand dénuement...




3 dessins d'Erik Satie
Le studio d’Erik Satie recelait de trésors, notamment de petits cartons sur lesquels il se plaisait à dessiner (on en retrouvera environ 4000), de l’annonce immobilière à l’historiette, Satie créait textes et images, inventant de nombreuses histoires invraisemblables, un moyen pour lui de tromper sa solitude.
La Bohème, un mythe ?
Par Armelle Fémelat, historienne de l'art et journaliste pour Beaux Arts Magazine
Anticonformiste, l’artiste bohème bat le pavé, crève la faim et s’encanaille volontiers. Errant, il mène une vie sans règle, en quête d’art et de gloire.
La bohème c'est le récit mythologique de la transformation du statut de l’artiste dans la société industrielle. C’est l’entrée dans la modernité de l’artiste maudit mais visionnaire.
Figure de la modernité, l’artiste bohème est en quête d’une gloire rédemptrice qui peut le mener jusqu’à la folie et à la mort comme l’illustrent les exemples trop tristement célèbres de Gérard de Nerval et Modigliani. Il a définitivement rompu avec la société bourgeoise. Brandissant l’étendard de l’excentricité, il affiche sa différence et revendique son opposition à l’ordre social et aux esthétiques dominantes. Rebelle, il apparaît souvent comme un génie prophétique, solitaire et incompris à l’image de Paul Verlaine et Arthur Rimbaud, duo infernal resté dans les annales tant pour leurs frasques que pour leur œuvre, immense.
Plus qu’une façon de vivre, la bohème est une posture et une philosophie. Initiée à la fin du XVIIe siècle, elle éclot au milieu du XIXe. Elle atteint son apogée à l’aube du XXe et amorce son déclin durant les Trentes Glorieuses. Fille de la Révolution de 1830 et du Romantisme, elle s’épanouit entre Romantisme et Réalisme. Elle engendre des artistes en marge de la société, rejetons des mutations politiques et économiques de l’ère industrielle, à l’instar d’Erik Satie, mort dans la misère – dénommée "la petite fille aux grands yeux verts".
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Apparue sous l’Ancien Régime, l’expression "vie de bohême" évoque une existence menée sans ordre ni raison. Fixé au milieu du XVIIe, le terme « bohème » est utilisé au XIXe comme adjectif discriminant pour cataloguer tous ceux qui errent en marge de la société. Il renvoie à la région du même nom et se fonde sur la métaphore du peuple bohémien. Peuple alors associé au mouvement romantique et avec lequel les Européens entretiennent des rapports complexes. Bohémiens et bohèmes partagent le même rejet de la société bourgeoise et de sa rationalité.
Grand mythe fondateur de la modernité, la bohème est une construction artistique. Propre à chacun, elle est néanmoins toujours réfractaire à l’ordre établi. Cette mythologie s’est réécrite au gré des générations, avec sa dimension sacrée, ses martyrs, ses héros, ses apologies et ses iconoclasmes. Les romantiques idéalisent l’insouciance, la camaraderie, les amours tendres et les ambitions artistiques qu’elle sous-tend. En revanche, les réalistes dénoncent l’impuissance, la désillusion, le cynisme et les névroses d’échec qu’elle engendre aussi.