
Auditorium virtuel Claude Ballif
Lyre & Palette, au 6 rue Huyghens Montparnasse
"Je ne passe jamais devant l’atelier de la rue Huyghens sans enlever mon chapeau". Ces propos d’Erik Satie rapportés par Max Jacob permettent de mesurer l’importance des manifestations artistiques qui se sont déroulées dans l’atelier d’un peintre à la renommée incertaine, au fin fond d’une cour sombre de Montparnasse, entre 1916 et 1918.


​​Au 6 de la rue Huyghens,
"On ne sut jamais faire contenir tant de talents en un si petit espace"
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C’est vraisemblablement à l’initiative du peintre chilien Ortiz de Zarate et de Blaise Cendrars que le peintre suisse Emile Lejeune accepta d’ouvrir aux jeunes artistes son atelier du 6 de la rue Huyghens, au cœur de Montparnasse, à deux pas du carrefour Vavin. L'atelier est une pièce de six mètres sur vingt,
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Nous sommes donc en 1916, La France est en guerre quand un cercle de jeunes artistes, constitué de Honegger, Auric, Durey, Tailleferre, Braque, Picasso, Fauconnet, Cocteau, Apollinaire, Cendrars et Satie, décident d'aller à l’encontre de la SMI, afin de prendre en main l’exécution et la présentation de leurs œuvres, Au beau milieu de la Première Guerre mondiale, l'activité artistique parisienne connaît un brusque regain.
L’atelier va rapidement être fréquenté par les artistes et les amateurs de la rive droite autant que par ceux de la rive gauche. Dans ses chroniques de Paris-Midi, en 1919, Jean Cocteau parle de la rue Huyghens qu’il fréquenta, et où il fit la connaissance d’Erik Satie. "C’était l’une de ces salles mascotte où le public retourne… On y gèle ou on y étouffe, écrasés, assis et debout, les uns comme les autres … On y exposera, déclamera, chantera, jourera".
Toile et illustration d'Arvid Fougstedt artiste suédois
Les conditions ne sont certes pas les meilleures, mais on se débrouille avec les moyens du bord. Les chaises sont louées à la chaisière du Jardin du Luxembourg et chacun participe à l’aménagement des lieux. S’il le faut, le public donne un coup de main pour changer le piano de place. Le poêle refuse de prendre en hiver et chauffe en été… En somme le décor rêvé d’une bohème puccinienne. Mais ici les rapins ont pour nom Picasso, André Lhote, Modigliani ; les musiciens se nomment Erik Satie, Maurice Ravel, Darius Milhaud; les écrivains, ce sont Blaise Cendrars, Max Jacob, Guillaume Apollinaire ou Pierre Reverdy. "On ne sut jamais faire contenir tant de talents en si petit espace", notera ce dernier. Les recettes étaient destinées au financement d’une cantine pour les artistes et permissionnaires sans argent.
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Création de l'association "Lyre & Palette" dirigée par Blaise Cendrars.
La première manifestation musicale se déroule
le 8 avril 1916 avec le Festival Debussy


Ce tout premier programme "Lyre et Palette" convoque un maître de la musique française, Claude Debussy, et un maître en puissance de la peinture, Pablo Picasso. Debussy n’est manifestement pas présent à la soirée, mais le choix du compositeur s’explique sans doute par l’intérêt que celui-ci voue aux "bonnes œuvres" durant ces années de guerre (le programme est vendu au profit de "L’Appui aux Artistes").
Les Préludes, Images et Danses sont interprétés notamment par Ricardo Viñes au piano, Mme Vallin-Pardo (qui deviendra la grande Ninon Vallin) au chant et Mme L. Wurmser-Del court à la harpe. Le programme, broché à la main par un fil bleu, est illustré de la reproduction du dessin « Au Cirque » de Picasso (1905), de la série « Les Saltimbanques ».
Le second concert à lieu
le 18 avril 1916 avec le Festival Erik Satie et Maurice Ravel


Deuxième concert, dix jours après le premier, et déjà la modernité s’impose face à la tradition : le "Festival" s’ouvre sur Satie et se ferme sur Ravel, celui-là disant de celui-ci que "s’il refuse la légion d’honneur, toute sa musique l’accepte". C’est pourtant Roland-Manuel, disciple de Ravel, qui présente le musicien d’Arcueil lors d’une causerie inaugurale (causerie qui fit l’objet d’une rarissime publication en plaquette de 12 pages incluant une bibliographie). Viñes joue encore un rôle majeur dans ce concert en tant que « pianiste principal », mais il est rejoint par Satie lui-même, entouré de gloires montantes comme Jane Bathori au chant et Marcel Chailley au violon. C’est à l’occasion de cette date remarquable que Jean Cocteau, alors en permission, aurait découvert la musique d’Erik Satie.
Le programme est luxueux, vendu au profit de « L’Appui aux Artistes », et le remarquable bois gravé du peintre Henry Hayden, rehaussé en rouge et bleu, est absolument patriotique : on y reconnaît la ferveur du polonais exilé, qui n’hésite pas à jouer avec les symboles de la France : le drapeau, le coq, mais aussi la baguette de pain !

Roland-Manuel avait rencontré Erik Satie vers 1910 par le biais de la chanteuse Paulette Darty, mariée à Edouard Dreyfus, parent de Fernand Dreyfus (second mari de la mère de Roland-Manuel). Il sera le premier à consacrer une monographie à Satie pour la plaquette de cette conférence de la rue Huyghens. Il orchestrera plusieurs pièces de Satie qui lui dédiera la 1ère Gnossienne (1913), le premier volet de Chapitres tournés en tous sens (1913) et le premier volet des Trois Valses distinguées du précieux dégoûté (1914).
Présenté par Satie à Maurice Ravel en 1911, lors du 6è concert de la SMI (Salle Gaveau), au cours duquel Ravel jouera la 2è Sarabande, la 3è Gymnopédie et le Prélude au "Fils des Etoiles" ; Roland-Manuel devint d’emblée un des très rares élèves ainsi qu’un ami très proche de Ravel. Il devint son premier biographe en 1914, le confident de l’Esquisse autobiographique de 1928 et l'auteur de nombreux clichés de Ravel dès 1912. La mère de Roland-Manuel, Madame Fernand Dreyfus, fut marraine de guerre de Maurice Ravel, qui lui adressa une abondante correspondance en 1916-1917.
Une relation qui s’achèvera début 1925, par un article de Roland-Manuel d'une rare férocité à l'encontre de Staie
Une plaisanterie musicale belge de Tombeau de Socrate, imaginée au printemps, est publiée bien mal à propos à la fin du mois de juillet 1925. Satie venait de décéder au début du mois. Cette dérision tourne donc à la méchanceté, certes beaucoup moins féroce que l’article de Roland-Manuel intitulé "Adieu Satie" publié six mois avant la disparition du compositeur dans la Revue Pleyel. La création de son "ballet instantanéiste" Relâche avait déchaîné le fiel du critique français dont le texte se termine par cette terrible tirade : "Adieu Relâche, Adieu Satie". Puissiez-vous entraîner dans l’abîme, avec l’amour de la faute d’orthographe et le culte de la faute de goût, ce prétendu classicisme qui n’est qu’absence de grâce et cet abominable romantisme qui méconnaît jusqu’à la sincérité". Cet article valut à son auteur de tels reproches qu’il tenta bien tardivement et en vain de s’en faire pardonner dans un article d’« Excuses à Satie » publié neuf mois après le décès du bon maître d ’Arcueil.
le 8 juin 1916, le troisième concert sera celui du compositeur suédois Henrik Melcher

Le compositeur suédois Henrik Melcher Melchers (1882 1961) prend avec ce concert et pour plusieurs mois la direction musicale de "Lyre et Palette", et interprète alors ses propres œuvres, en compagnie notamment de Berta Golden son (chant), de Gaston Poulet (violon) et surtout de Germaine Tailleferre, qui marque la première apparition d’un musicien du futur "Groupe des Six" au sein de l’atelier. Le programme est vendu, pour la dernière fois, au profit de "L’Appui aux Artistes". Dans ses souvenirs, Lejeune relate que Matisse, auditeur assidu des concerts, avait pu constater lors du départ de Melchers et de leur embrassade que ce dernier, "poivrot notoire", " puait le vin".
La couverture du programme est illustrée d’un portrait de Melchers par Matisse, signé « Henri-Matisse » au crayon.
le 16 décembre 1916, Ravel deuxième acte lors du quatrième concert

Ravel, deuxième acte donc… Retour aux sources ou nouveau tournant ? On est frappés par la conjonction inattendue d’une musique certes moderne, mais loin d’être "cubiste", avec une image certes "cubiste", mais venant d’outre-Atlantique via Montparnasse et le passage de Diego Rivera. La direction musicale de ce festival est assurée, comme pour le 3e concert, par le Suédois Melchers. Ricardo Viñes assure la partie piano, aux côtés notamment de la violoniste Yvonne Astruc.
D’une élégance inattendue, s’agissant de mêler classicisme et modernité. Diego Rivera signe au crayon son oeuvre et la légende ainsi : "Le gilet de Simon-le-Merle / Poème d’Erhen bourg" imprimée sous le dessin.
Cinquième et dernier concert, le 6 juin 1917 soit 1an après le premier.
Au programme : Erik Satie, Georges Auric, Louis Durey, Arthur Honegger

Un programme mythique, puisqu’il a été joué, dans l’atelier de la rue Huyghens (dans une version pour quatre mains composée pour l’occasion et interprétée par Mlle Meerovitch et Satie en personne), le "bis" de Parade qui a fait tant scandale au théâtre du Châtelet le 18 mai. Au-delà de Parade, on compte tout de même au programme trois des 'Nouveaux jeunes'. Auric est présent aux côtés de Mme Jourdan-Morhange et de Félix Delgrange, dont c’est la première apparition rue Huyghens.
L’illustration est légendée « à Cocteau / son portrait à Rome 1917 / Picasso dimanche de Pâques ». C’est là-bas, à Rome, en effet, que Cocteau, Picasso et Diagilhev travaillèrent au ballet Parade.
​Côté peinture, la première exposition organisée à Lyre & Palette fait un effet "bœuf"
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La première exposition se déroula du 19 novembre au 5 décembre 1916. Cette exposition entrera dans l’histoire de l’art moderne :
- première exposition de Sculptures Nègres (de la collection de Paul Guillaume) considérées en tant qu’objets d’art, en écho aux Demoiselles d’Avignon de Picasso, dévoilées au public parisien pour la première fois la même année ;
- première exposition réunissant au moins quinze peintures et dessins de Modigliani ;
enfin, première exposition dont l’ "ameublement musical" du vernissage est assuré au piano par Erik Satie... Ortiz de Zarate, voisin de Lejeune et qui exposait sur le tertre au milieu du boulevard du Montparnasse depuis l’été, avait sollicité ce dernier pour organiser une exposition dans son atelier. Aidé de Kisling, il transforma ce premier essai en coup de maître ! Bien que ce soit la première exposition "Lyre et Palette", le programme ne comporte étonnamment pas d’illustration, à l’inverse des programmes de concerts. Résultat, c’est la musique qui semble sortir gagnante, et en particulier son plus digne représentant de l’époque : M. Satie : non seulement il anime le vernissage par un "Instant musical", mais il est encore l’unique sujet des deux poèmes, signés Cendrars et Cocteau, encadrant le succinct catalogue de l’exposition.
​La peinture d'avant garde au programme
La deuxième exposition (28 janvier au 11 février 1917) rassemble, elle, des œuvres de Vlaminck, Friesz, Hayden, Lhote, Marewna, Olga Sacharoff et Severini. Une causerie sur "la peinture d’avant-garde" prononcée par Severini lui-même attire la foule.



Auto-portrait de Gino Severini en 1916.
Severini expose pour la première fois en 1904, déménageant à Paris en 1906, il devient un point de contact important entre les artistes et les écrivains d'avant-garde français et italien.
Il signe le premier manifeste sur la peinture futuriste en 1910 et reste une figure centrale dans le groupe futuriste jusqu'à la Première Guerre mondiale, après quoi il se rapproche stylistiquement de Juan Gris et Pablo Picasso, avec qui il est fréquemment en contact.
​Dès lors, artistes français comme étrangers courent les cimaises de la salle Huyghens : René Durey, Moïse Kisling, Émile Lejeune, Morgan Russell, Ossip Zadkine (du 24 mai au 10 juin 1917), René Durey, Gabriel Fournier, Émile Lejeune, Conrad Moricand, Moïse Kisling et Henry de Waroquier (du 22 novembre au 12 décembre 1917).
L’illustration du programme de cette seconde exposition est signée André Lhote.
C'est Waroquier qui illustre, d’un bois gravé le catalogue de l'exposition qui débute le 22 novembre et se termine le 12 décembre 1917. Il s'agit d'une liste de prix des pièces exposées, avec des prix rajoutés à la main à l’encre noire à côté de chaque numéro. Outre les 87 œuvres listées, les indications au crayon informent non seulement des prix mais encore des changements de numérotation et de titres. "La dernière exposition dont j’ai gardé une documentation précise", dit Lejeune.
Derniers feux de cette grande première période de la plus méconnue, de la plus captivante des adresses du Montparnasse mythique… Durant l’exposition, un concert eut lieu, le 1er décembre, à l’affiche : Durey, Auric, Tailleferre, Satie et Honegger, avec la participation d’Auric, Hélène Jourdan-Morhange, Félix Delgrange, Juliette Meerovitch, Andrée Vaurabourg... prélude aux années 1918-1919 et aux concerts des « Nouveaux Jeunes » qui vont se multiplier rue Huyghens.
​"Lyre & Palette" met également la poésie à l’honneur.
La première soirée poétique (26 novembre 1916) regroupe Apollinaire, Reverdy, Cendrars, Jacob, Salmon et Cocteau, qui lit des poèmes de sa nièce de six ans ! Le 3 décembre 1916, Paul Dermée donne une conférence sur Max Jacob, présenté comme le Mallarmé du Cubisme. Ce jour-là, le portrait du poète par Picasso est en vente dans la salle. Le 20 janvier 1917, c’est au tour de Max Jacob de défendre l’œuvre de Pierre Reverdy. Des poèmes extraits de La Lucarne ovale et de Poèmes en prose ainsi que des fragments du roman y sont lus "à la perfection" par Greta Prozor, selon Pierre Reverdy lui-même…
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« Ce fut le moment le plus élevé de l’aventure montparnassienne » J.-P. Crespelle
​L'excellente librairie "Sur le fil de Paris" du 5 rue Saint-Paul 75004 Paris a présenté, en décembre 2014, à la vente une collection exceptionnelle : la réunion inédite de dix programmes et catalogues « Lyre et Palette », dix plaquettes parues en 1916-1917 et illustrées par Picasso, Matisse, Rivera, Lhote, Hayden... L’exposition était complétée par un choix d’éditions originales, de lithographies, d’autographes, de partitions d’époque, en rapport direct avec les acteurs de la rue Huyghens :