top of page

Uspud, et la mystification au service de l’art

Un ballet "chrétien" qui parodie la Tentation de saint Antoine, de Flaubert

Erik Satie grand admirateur de Flaubert compose quelques mois après sa séparation avec Péladan, en collaboration avec le poète J.P. Contamine de Latour, le ballet chrétien Uspud en 3 actes.

BONFOND.jpg

Martin DvoÅ™ák - Extrait USPUD (ProART Company) show in Bratislava

Jusqu’à la fin des années 1880, La Tentation de saint Antoine avait suscité l’intérêt presque exclusif des peintres (les surréalistes n'y échapperont pas) fascinés par son appel iconique implicite et son univers visionnaire. Avec la naissance, à Paris, des cabarets spectacles, d’autres regards se posent sur son espace composite, scénique et textuel, lui garantissant une vitalité renouvelée.

​

Montée au théâtre d’ombres du Chat Noir le 28 décembre 1887, La Tentation combine deux approches diverses. La musique assume le rôle central car, en l’absence d’un texte, elle doit assurer la narration : ainsi des airs connus, tirés d’opéras, opérettes et du café-concert souvent utilisés avec une veine parodique, alternent avec de la musique originale. Le choix de raconter l’histoire d’un héros "en quête" (saint Antoine qui cherche à échapper aux tentations) permet aussi "d’enchaîner les épisodes les plus farfelus sans se soucier d’un quelconque problème de cohérence interne".

​

Parmi les artistes audacieux qui ont expérimenté dans ces cabarets de nouvelles formes d’art décidément hybrides : (féeries-spectacles, marionnettes, spectacles d’ombres, projections, ballets pantomimes, cantates burlesques), on rencontre Erik Satie, grand admirateur de Flaubert et de son œuvre.

​

Dans le sillon d’autres adaptations de La Tentation de saint Antoine, Satie compose Uspud, ballet chrétien en trois actes, dont il est aussi co-auteur du livret avec Contamine de Latour. 

​​

La tentation de Saint Antoine

Ecoutez "Uspud, acte 1"
 

Rosa, Salvator (1615-1673) La tentation de Saint Antoine

MINMIN.png

Uspud, un ballet impropre au ballet

Uspud ne fut jamais joué sur scène, sous forme de ballet, du vivant de Satie ; et cependant, comme Satie l’indiqua sur la brochure qu’il fit imprimer en 1893, le ballet avait bien été "présenté le 20 décembre au Théâtre National de l’Opéra de Paris". En donnant à Uspud le sous-titre "ballet chrétien", Satie et Contamine de Latour semblaient donc le destiner à une scène qui ne pouvait que le refuser. C’est bien ce qui se passa, conformément, sans doute, à leur attente. Aussi peut-on dire qu’ils composèrent l’œuvre pour ne pas être jouée, et que cela devait être évident dès sa conception. Et pourtant, Satie écrit au directeur du Théâtre national de l’Opéra, Eugène Bertrand, en novembre 1892, pour lui demander de prendre connaissance d’Uspud, en vue de le produire à l’Opéra.

US.png

Mais y a t-il eu mystification ?

Pour Peter DAYAN, Professeur honoraire de l'École des littératures, langues et cultures, de l'Université d'Édimbourg : 

"...Il est clair que, dans cette histoire, Satie et Contamine de Latour se moquaient de Bertrand, et celui-ci devait bien le savoir. Mais y eut-il mystification ? En un sens, ils semblerait que non. Car la mystification ne suppose-t-elle pas qu’il y ait mystère, que quelqu’un soit mystifié, c’est-à-dire trompé, qu’il prenne au sérieux ce qui se veut ironique ou bouffon ? Or, qui aurait pu se tromper, ici, sur les intentions de Satie et de Contamine de Latour ? Ce n’est sans doute pas Bertrand. Il est bien peu probable qu’il ait pris au sérieux la proposition qu’on lui faisait. La vue seule de la partition lui aurait suffi pour voir qu’elle était injouable à l’Opéra ; et avant même de la voir, le ton même des lettres de Satie (qui provoque en duel Bertrand) le titre de l’ouvrage, le caractère et la vie (relativement connus) du compositeur lui auraient donné la certitude qu’on se moquait de lui en exigeant qu’il prenne cette blague, cette fumisterie, pour une œuvre d’art digne d’être jouée.


Mais en fait, c’est précisément là que gisait la mystification. Bertrand était d’emblée incapable de voir la valeur d’Uspud. Satie, lui, savait qu’il s’agissait d’une œuvre bien plus importante que tout ce que Bertrand voyait habituellement atterrir sur son pupitre. Bertrand a raison de voir dans l’envoi d’Uspud l’intention de se moquer de lui. Mais il s’est également trompé :

Satie et Contamine de Latour ont réussi à le mystifier, en ce qu’il n’a dû voir dans Uspud qu’un ouvrage sans valeur, un canular– alors qu’en fait un chef-d’œuvre lui passait sous le nez...".

​​

​

Toute œuvre d’art digne de ce nom sera reçue, lors de sa production, comme une mystification par la critique et par l’administration. Ceci est évidemment une condition nécessaire, mais non suffisante : si toute œuvre d’art est, pour la critique, mystification, toute mystification n’est pas pour autant œuvre d’art. Mais en faisant recevoir son œuvre comme mystification, l’artiste prouve au moins qu’elle remplit cette première condition. Étant donné que la critique, comme toute instance officielle, est incapable d’apprécier l’œuvre d’art, qui peut donc en certifier la qualité, à défaut d’attendre le verdict de la postérité ? La seule réponse rationnelle reste : rien et personne. L’artiste convaincu de son propre génie et conscient du fonctionnement de son art doit en faire acte. Sa conviction est ainsi dépourvue de fondement rationnel– et cependant absolue. Elle se présentera sous forme de mystification dans la mesure où l’artiste

demande l’adhésion à sa foi, sans que rien, par définition, ne la justifie.

Uspud au cabaret

Uspud préfigure les morceaux pour piano que Satie allait écrire dans sa "période humoristique", notamment dans les années 1912 à 1914, tels les Véritables préludes flasques (pour un chien), les Descriptions automatiques, les Embryons desséchés, ou encore les Chapitres tournés en tous sens, dans la mesure où les paroles qui figurent sur la partition n’ont que rarement un lien évident avec la musique qui les accompagne. Au contraire, Satie semble souvent se moquer de nous par son refus d’exprimer dans sa musique le sens des paroles. Les mots "un coup de tonnerre formidable retentit" sont accompagnés, dans la partition d’Uspud, d’une reprise pianissimo du doux et rêveur thème principal, joué à l’unisson, "très lent", par les flûtes. Lorsque le livret signale une "grande convulsion de la nature", le même thème revient, piano, toujours "très lent", cette fois sur les harpes11. Il est vrai que les mots "Sonnerie de trompettes" sont bientôt suivis par un nouveau thème dont le rythme pourrait rappeler celui d’une fanfare ; mais ce thème est joué piano, toujours "très lent", par les flûtes, et lorsqu’il revient (peu à peu transformé) par la suite, c’est sans lien aucun avec trompettes ou fanfares. Il est vrai qu’en 1892, la polémique autour de la notion de "musique absolue" aidant, un compositeur de musique se voulant pure pouvait revendiquer, en principe, une certaine indépendance de sa musique par rapport aux paroles. Mais le public du ballet, bien différent en cela du public des concerts symphoniques, n’acceptait pas cette indépendance des paroles. Pour lui, un livret que la musique refusait de suivre n’avait pas lieu d’être.

En effet, comment présenter Uspud sur une scène de ballet ? Hormis Uspud lui-même, qui en est le "personnage unique", le livret ne met en scène (si l’on peut dire) que des "spiritualités" : Des démons surgissent et disparaissent aussitôt ; ils affectent la forme d’hommes contrefaits, avec des têtes d’animaux : chien, chacal, tortue, chèvre, poisson, lynx, tigre-loup, bœuf, bécasse de mer, licorne, mouton, antilope, fourmi, crabe, gnon, serpent, agouti, bouc bleu, babouin, cuculu, araignée, albatros, pâcre, autruche, taupe, secrétaire, vieux taureau, chenille rouge, bonti, pagos, sanglier, crocodile, bufle [sic], etc... Uspud effrayé veut s’enfuir, mais les démons l’entourent et le tiraillent en tous sens ; il cherche à se broyer la tête contre les murs ; les murs reculent et suintent le sang.


Dans l’air Uspud voit la vision d’un tribunal païen, devant lequel on torture les victimes. Proposer cela à un producteur de ballet devait sembler tenir, en 1892, de la mystification ; même à supposer que l’on sache ce qu’est un gnon, un cuculu ou un pâcre. Certains des saints qui défilent au troisième acte sont tout aussi inconnus de la science : Saint Cléophème, crache ses dents dans sa main ; Sainte Micamar, les yeux dans un plateau ; le bienheureux Marconir, les jambes calcinées ; Saint Induciomare, le corps percé de flèches ; Saint Chasselaigre, confesseur, en robe violette ; Sainte
Lumore, avec un glaive ; Saint Gébu, avec ses tenailles rougies ; Sainte Glunde, avec une roue ; Saint Krenon, avec un mouton ; Saint Japuis, le front ouvert et des colombes s’en échappent ; Sainte Umbeuse, filant de la laine ; le bienheureux Melon, l’estropié ; Saint Véquin, l’écorché ;... Sainte Purine-la-Déchaussée ; Saint Plau, moîne prêcheur ; Sainte Benu, avec une hache ; etc.. Leurs voix appellent Uspud au martyre.
N’est-il pas évident que tout le sel de cette énumération tient dans la langue, et qu’elle se moque d’avance de toute tentative de réalisation visuelle ou musicale ? Or, le ballet, du moins au XIXe siècle, refuse la parole en tant que telle. Le rôle du livret, dans le ballet, c’est de se laisser traduire, de servir de point de départ à une traduction en musique et en chorégraphie. La parole n’a droit de cité que dans la mesure où la musique ou la danse l’exprime, la réalise, se laisse inspirer par elle. C’est ce que la partition de Satie refuse de faire.

La tentation de Saint Antoine de Dali (digitalement augmentée) 

img-2.png

"Il y a des petits matins où, plombé de fatigue et lesté d'alcool, j'ai l'impression que les tableaux prennent vie".

Érik Satie, Uspud, et la mystification au service de l’art

Satie, conforme en cela du moins à la tradition romantique, n’a jamais tout à fait abandonné le principe selon lequel le génie est méconnu par ses contemporains, mais sera reconnu par les générations suivantes

MINMIN.png

De nos jours, avant d'être un sujet pour les chrétiens, la Tentation de saint Antoine est connue par le très grand nombre d'œuvres d'art auxquelles elle a fourni leur titre. Du Moyen Âge au XXe siècle, le thème donne naissance à une iconographie abondante et variée, dans laquelle les artistes redoublent d'imagination.


En peinture, la tradition la plus fréquemment illustrée consiste à situer dans un paysage le malheureux saint aux prises avec quantités de créatures démoniaques, le plus souvent monstrueuses, rivalisant de cruauté, de supplices et d'obscénités. Jérôme Bosch, parmi une quinzaine d'œuvres qu'il dédie au saint, laisse ainsi un triptyque grouillant de monstres et d'évocations fantastiques des différentes formes du mal et du péché qui accablent Antoine (v. 1501, Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne).

 

Plusieurs siècles plus tard, les surréalistes se livrent à des variations qui permettent à leur imagination fertile de s'inscrire dans cette tradition. Dalí dans sa Tentation de saint Antoine, pour sa part, situe la scène dans un désert où Antoine, nu, brandit la croix pour lutter contre l'apparition de quatre symboles de tentations, portés par des animaux aux immenses pattes graciles qui les suspendent entre terre et ciel.

bottom of page